Debrief est une série d'interviews réalisée par Foreign Agent. Didier Viodé partage ses idées sur le confinement, l'importance de Gbèto, l'utilisation du selfie comme outil de représentation et Yao, son avatar de bande dessinée. Il révèle également pourquoi il pourrait être plus facile d'attirer l'attention du monde lorsqu'on est basé à Abidjan plutôt que Besançon.
Le confinement est au centre de votre récent travail. 2020, une année difficile, mais en même temps extrêmement productive pour vous.
L'année 2020 a été une année de travail, beaucoup de travail. Je ne m'y attendais pas en fait. Avec le confinement, j'ai presque été forcé à la création - une forme nouvelle qui consistait à m'appesantir sur moi. J'ai pris le temps de me regarder et de m'observer. Que je ne prenais pas avant. J'observe toujours les autres, mais là, je me suis trouvé à m'observer en observant le monde. Moi en tant que Gbèto - c'est-à-dire l'être humain que je suis. Cela a pris la forme d'une réflexion autour de l'autoportrait. Une façon d'évacuer cette année. Ce qui était important pour moi c'était de faire, de raconter de façon picturale jour après jour une émotion, soit avec de l'encre de chine, de l'acrylique ou encore au travers du découpage. Le découpage, c'était nouveau. Certains portraits étaient plutôt réalistes d'autre ressemblaient à des masques traditionnels africains. Je me suis régalé. Ce confinement m'a appris à découvrir qui je suis: d'habitude j'interroge l'autre. Je me suis autocentré. J'ai été chercher des choses : une inquiétude, un sourire, une posture. Rembrandt a passé sa vie à faire des autoportraits: j'ai été revisiter l'histoire de l'art, mais dans une posture contemporaine d'où importance du vêtement, t-shirt et débardeur. Je voulais explorer la figure humaine noire, négligée dans l'art occidental : l'exposition Le Modèle noir au Quai d'Orsay m'avait beaucoup remué. En même temps, c'était la période du mouvement BLM aux Etats-Unis.
L'être humain - le Gbèto - est au cœur de vos préoccupations. Que signifie cette notion pour vous et pourquoi est-elle si centrale dans votre travail?
C'est important car le Gbèto, c'est l'être humain, celui qui détient la vie. Ce que je tente de montrer dans mon travail c'est d'abord l'humanité qui est en nous, ce qui émane de l'être. Au départ l'être a quelque chose de bon et ensuite il peut changer, devenir dangereux. Je tente de capter le bonheur qui peut jaillir de l'être… la vraie nature, sans les clichés. C'est l'humanité en général qui me parle.
Dans votre représentation de Gbèto, on voit en particulier les anonymes, ces gens que l'on croise dans la rue sans les connaître... pourquoi cette fascination?
Nous sommes tous des anonymes, sauf les dirigeants de ce monde et les célébrités. Je vais aller chercher mes anonymes à moi : c'est les gens que je côtoie au quotidien ou que je croise sur le net. Je cherche à donner une place visible à ces anonymes invisibles. Les révéler : ces gens qui comptent, mais qu'on met de côté. Ces gens qui vont faire le ménage dans les bureaux, qu'on croise dans le métro… ce sont des héros pour moi. Je suis un artiste engagé, même si je n'aime pas le dire. Je prends position, mais je ne dénonce pas. C'est une démarche esthétique avant tout et non politique.
D'un autre côté, on observe une place importante donnée au sport, aux jambes, aux baskets, à la mode. Instagram est également une source importante d'inspiration.
Je ne veux pas m'enfermer dans quoi que ce soit, artiste figuratif ou autre. Je suis d'abord un artiste, qui peut s'émerveiller devant quelque chose. J'observe ce qui fait du bien - l'être humain en forme, l'homme fort physiquement, même s'il est considéré comme faible socialement. Je m'adapte à mon époque : d'un côté les références à l'histoire de l'art classique et en même temps Instagram. Les deux sont importants : les choses graves comme les choses plus légères. J'aime brouiller les pistes. On peut trouver plein de choses dans les baskets.
Le selfie est une pratique importante dans votre travail, vous êtes vous-même assez exigeant par rapport à votre propre image. Pour votre autoportrait Gbeto, il vous a fallu plus de 50 selfies pour arriver au bon résultat.
Le selfie est un outil de mon époque que je traduis de façon picturale et que je pose sur un support. C'est une pratique qui n'est pas nouvelle - avant on utilisait une glace pour se peindre - mais avec un smartphone c'est plus facile. Le selfie, tu peux le traduire en ce que tu veux. Ce que je fais est à la portée de tout le monde. Je capture et je montre. Ce n'est pas du narcissisme, car je le fais pour le travail : je fais ma pause, je m'observe, je constate et j'inscris cela. Le selfie, c'est d'abord la pause. Il m'arrive effectivement de prendre de nombreux selfies avant de trouver celui qui me paraît juste. Cela vient de mes racines africaines : en Afrique, il faut toujours bien se présenter. Enfant, il fallait souvent poser et la famille devait être bien présentée. La photo restait dans le salon. Tous les salons d'Afrique ont ces photos de famille. Pour moi, il s'agit avant tout de trouver la bonne posture : pour mon grand autoportrait Gbèto, je voulais trouver la bonne posture afin qu'il me corresponde.
Il y a un lien étroit chez vous entre la peinture et la photographie.
Quand je peins, je me mets dans une posture de photographe. Quand je photographie, je me mets dans une posture de peintre. Dans les deux, il y a l'importance du cadrage: je ne fais pas de distinction entre les deux. La photo et la peinture, c'est la lumière, même s'il s'agit de deux techniques différentes. On est tous photographes, plutôt que peintres. Avant on avait des modèles, mais maintenant on a Insta - on va chercher des images, on s'en approprie pour en faire quelque chose. Comme mon travail sur les danseurs du crépuscule - des photos de danseurs que j'ai trouvées sur internet - que je me suis appropriées. Ce qui m'intéresse, ce sont les postures. Que je traduis à l'encre de chine. Je prends un temps de réflexion après avoir trouvé mes images, je fais des recherches et seulement après je travaille. C'est la préparation qui prends du temps. L'exécution est plus rapide.
Vous êtes polyvalent: peintre, bédéiste, vidéaste et photographe. Que vous apportent ces différents média?
Je pense que c'est de la curiosité qui m'a poussé. Enfant, j'étais à l'aise avec la bande dessinée, puis j'ai été vers les Beaux-Arts et finalement l'art contemporain. La bande dessinée a pour moi toute son importance. Ça parle à tout le monde, c'est de l'art populaire. C'est un travail encore plus complexe que la peinture, car il faut beaucoup de temps pour faire le story-board, écrire le scénario. Ce qui est important, c'est le message. Il ne faut pas sous-estimer la bande-dessinée - je la mets au même niveau que la peinture ou la photographie. Je suis content de ne pas être que peintre, que bédéiste, que photographe. Ils me nourrissent différemment et je suis tout cela à la fois.
Votre personnage de bande-dessinée Yao, c'est un peu vous?
C'est la question que tout le monde me pose. Yao ne me ressemble pas. Je ne sais pas qui c'est. Yao ça peut être moi ou n'importe qui. Yao, c'est l'artiste qui a des rêves, un artiste engagé, car il est déterminé. Son rêve, c'est d'être exposé au Centre Pompidou, le temple de l'art contemporain. Yao, c'est une personne qui a des rêves. Quelqu'un qui ose. Il faut qu'on ose en Afrique, on a besoin de rêver en Afrique. Jusqu'en 2000 au Bénin, il n'y avait que le Centre Culturel Français, puis il y a eu la Fondation Zinsou…
En tant que Béninois né en Côte d'Ivoire et établi en France depuis 20 ans, quel regard portez-vous sur la scène contemporaine de l'art africain?
A Besançon, j'ai parfois l'impression d'être plus enclavé et moins visible que si j'étais à Abidjan ou à Cotonou. Dans les capitales africaines, les artistes sont installés dans leurs studios et ils travaillent. Les collectionneurs et les galeristes du monde entier se déplacent plus facilement à Abidjan qu'à Besançon. Ils défilent là-bas. Besançon, c'est moins exotique. Souvent les gens ne savent pas vraiment qui je suis ou d'où je viens. Je suis représenté par des galeries occidentales, mon travail est là en Occident, donc la probabilité d'être connu se situe plutôt ici. Mais l'artiste n'a pas de frontières, il est universel.
C'est une bonne chose que les artistes du Sud puisse enfin avoir une reconnaissance internationale. Surtout pour les prochaines générations. On a souvent été écartés au détriment de l'art traditionnel africain. Faut-il attendre que l'occident nous révèle ? L'Afrique ne peut-elle pas aussi donner cette visibilité en Afrique ? Les Africains doivent souvent être d'abord révélés en Occident, pour être ensuite révélé en Afrique. Il faudrait que l'art contemporain africain fassent partie des préoccupations locales africaines.
Quels sont vos projets 2021?
Un des projets importants sera la Biennale de Dakar. Ensuite je travaille sur une suite de l'album Yao. Sinon les projets vont venir. Et il y a aussi des commandes vidéos qui vont arriver avec la ville de Besançon.
L'exposition Gbèto de Didier Viodé est actuellement présentée à la galerie Foreign Agent à Lausanne jusqu'au 21 février (visite sur rdv uniquement) ou visible sur la page de la galerie Foreign Agent sur Artsy. Didier Viodé a été sélectionné comme un des 5 artistes sur le radar d'Artsy pour le mois de février 2021!